Chapitre XIV

Un soir qu’il travaillait dans son petit bureau du Train Blanc, Miele frappa à sa porte et entra. Il croyait la découvrir en robe du soir mais elle portait un peignoir d’intérieur et, visiblement, ne s’apprêtait pas à sortir. Il en fut presque agacé, comme si elle ne respectait pas un certain ordre établi.

— Je croyais que tu aimais la danse. On dit que ces Ballets Africaniens sont superbes… J’ai vu des photos… Ce sont des artistes extraordinaires.

— Je ne sors pas, dit-elle. Tu sais pourquoi ?

— Non, mais je vais le savoir très vite.

— On t’accuse d’avoir vendu l’enfant. On dit que tu as eu un prêt à la Panaméricaine parce que tu as accepté de rendre cet enfant qui n’était pas de toi. Tu sais, les gens en savent plus que tu ne peux l’imaginer. Il y a des revues qui se vendent sous le manteau, des pamphlets… Tu vis en ignorant tout cela mais cela existe.

— Je le sais.

Il ouvrit le dernier tiroir et en sortit un paquet de magazines et de tracts. Elle ouvrit la bouche et secoua la tête avec indignation.

— Je suis au courant de tout mais je ne suis pas un dictateur. Il est juste que les gens médisent. Ils sont entièrement libres de le faire. Mais je n’ai pas vendu Jdrien.

— Comme par hasard les choses s’arrangent. On va signer les Accords de NY, on va recevoir de l’argent des banques internationales…

— Oui, je sais. Il n’y a pas de coïncidence. Lady Diana a fait enlever Jdrien, j’en ai la preuve. En échange elle me fait mille grâces et c’est habile. Elle pense m’anesthésier avec le fric, les accords, ensuite elle espère me faire passer pour un sale personnage prêt à vendre un gosse pour sauver son bilan financier. Enfin elle aurait payé dix millions de dollars pour avoir l’enfant et s’en tire à bon compte. L’opération a coûté cent fois moins. Ne désirais-tu pas que Jdrien retrouve son père ?

— Lien Rag est mort.

— Disparu, simplement disparu et je ne crois pas à sa mort. Je suis certain que l’enfant est très heureux là-bas en Panaméricaine où la grosse Lady va lui donner une indigestion de son père. Elle doit avoir des films, des photographies. Jdrien sera heureux.

Elle le guettait mais la voix de son mari ne se brisa pas au bon moment comme dans les pièces de théâtre un peu sentimentales dont elle raffolait, et avec elle toutes les dames comme il faut de la ville. Il y avait une salle spécialisée qui ne désemplissait pas chaque soir.

— Tu n’as aucun chagrin ?

Il la regarda froidement :

— Dois-je sangloter, étreindre un mouchoir, me rouler sur le plancher pour le prouver ? Je suis bouleversé, amer, furieux. Si j’avais les moyens j’irais à la conquête de la Panaméricaine pour reprendre Jdrien. Je rêve de former des commandos de sabotage que j’enverrais là-bas pour détruire l’œuvre orgueilleuse de cette femme. Il suffirait de coups de laser pour faire effondrer son métro, ses tunnels. Je ne le ferai pas. Il faut que je construise cette compagnie.

— Tu deviens de plus en plus fou, dit-elle.

— Pour une femme aussi peu douée que toi c’est vrai, je deviens fou, mais je construis quelque chose… Je bâtis un empire. Et pas pour moi, pas pour mes descendants. Même pas pour Jdrien. Pour les gens du Chaud et pour ceux du Froid.

— Tu rêves, les Roux font parler d’eux et tout le monde les rejette. Ils ne seront jamais admis.

— Ici à Kamenepolis certainement. Cette ville est une erreur mais elle va bientôt changer.

— Que veux-tu dire ?

— Y vivre deviendra un tel problème que beaucoup finiront par rejoindre Titanpolis.

— C’est ça ta folie. Tu veux imposer une ville. Celle d’ici t’a échappé. Elle s’est développée contre ton gré et tu ne lui pardonnes pas. Pourtant c’est la plus belle ville au monde, la plus exaltante, mais toi tu as un bandeau sur les yeux et tu ne la vois pas…

Il prit un dossier, l’ouvrit :

— Dix morts en moyenne par jour, cent vingt délits graves allant du vol à la prostitution. Il y a dix mille personnes qui vendent leur corps pour vivre, depuis des enfants de neuf ans jusqu’à des vieillardes. Il y a mille salles de spectacles mais sur ce chiffre énorme à peine vingt d’acceptables. Il peut y avoir une cassure dans la banquise du jour au lendemain mais personne ne veut payer pour l’empêcher. Il suffirait d’un dollar par habitant et par an. Je vais augmenter les impôts, on va créer d’autres centres de chasse à la baleine, ouvrir des usines là-bas à Titanpolis. Dans deux ans Kamenepolis sera une ville-fantôme.

— Tu… Je crois que tu es à l’image de ta difformité… Un monstre.

Soudain elle porta la main à sa bouche, réalisa ce qu’elle venait de dire pour la première fois depuis qu’ils vivaient ensemble. Elle l’avait peut-être pensé mais n’avait jamais osé le lui lancer ainsi au visage.

— C’est tout ? demanda-t-il sans émotion.

— Pardonne-moi… Je te jure que je ne pensais pas… L’histoire de Jdrien me préoccupe tant…

— Tu n’as jamais arrêté de sortir le soir, même lorsqu’il a disparu. Ce soir, la seule chose qui t’en empêche ce sont des ragots. Mais je ne supporterai pas que tu restes ici ce soir. Tu vas aller à ces ballets africaniens, te montrer. Sinon je te fais chasser de cette ville, de cette concession.

Elle paraissait statufiée. Il descendit de son siège trop haut perché, alla à la porte et l’ouvrit :

— Exécution.

Il referma derrière elle sans claquer le battant, se dirigea vers son fauteuil puis bifurqua vers le hublot. Depuis le Train Blanc toujours immobilisé sur un viaduc il découvrait une partie de la ville mais beaucoup moins que depuis ses nouveaux bureaux officiels.

Oui, c’était une belle ville en apparence. Une ville brillamment éclairée, très bien chauffée puisqu’on pouvait s’y promener en robe du soir sans attraper froid. Titan fournissait des milliards de calories d’eau chaude pour cela et pourtant les habitants de cette ville méprisaient Titan. Il y avait des gens très riches, qui allaient souper après le spectacle dans des restaurants fameux. Il se créait chaque jour des serres nouvelles pour y élever des animaux délicats, y faire pousser des produits rares. On fabriquait un excellent caviar par exemple et leur vin synthétique n’était pas désagréable. Mais on en achetait en Transeuropéenne.

Avec des dollars.

Ces précieux dollars qu’il avait tant de peine à faire rentrer dans ses caisses. Un jour il pourrait payer en Calories, mais pas avant des années certainement. Il n’était qu’un vilain petit monstre. C’était vrai. Il ne s’était jamais habitué à le découvrir chaque matin dans le miroir devant lequel il se rasait.

Un monstre.

Et il n’avait pas encore réussi à créer quelque chose de merveilleux, de cristallin. Cette ville qu’on trouvait vivante, fastueuse, entretenait un cloaque. Deux, trois cent mille habitants, on ne savait pas, mais à peine quarante mille qui vivaient convenablement. Les autres crevaient de faim, de froid aussi. Il y avait des quartiers qui avaient poussé de façon anarchique. On détournait l’eau chaude pour alimenter les radiateurs bricolés mais c’était inefficace. Il y avait un milieu de truands, un autre de faux intellectuels, un autre de sectaires, un autre pour les Néo-Catholiques et un autre pour les Néo-Chrétiens réformés. Il y avait des dizaines de milieux qui se détestaient, s’épiaient. On volait, on tuait, on vivait dans des conditions affreuses. Il y avait des effondrements de banquise. Deux, trois wagons soudain engloutis rappelaient la fragilité du lieu mais curieusement c’était toujours dans les quartiers les plus pauvres puisque les riches étaient sur la partie épaisse de la Banquise. Elle pouvait craquer tout autour, ces gens-là seraient sur une île.

— Un monstre, répéta-t-il. Pas moi, cette ville.

 

Les Voiliers du rail
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